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Samedi 07 Février 1801 - Give Me Your Hand



Enfin ! Enfin, le soleil sort du ciel éclairer cette bonne vieille Irlande. Et dans cet hôpital, où les cris accompagnent la musique et les airs enjoués, il me semble le voir comme pour la première fois.

 

C’est un garçon, que ça gueule. Il s’appellera Pádraig, murmure la mère. Il jouera du violon, assure le père. Des toutes petites mains, comme ça, toutes roses et crispées et qui cherchent le sein, on songe déjà à les poser sur le manche d’un fiddle. Et il braille ! J’aurais été tavernier, je l’aurais mis dehors en le pensant soulard. Dans la famille, il y en a qui ont sorti les Uilleann pipes pour lui faire concurrence, comme si ses cris étaient un chant à boire. En voyant la tête de la mère, en sueur et en larmes, je sens que ça ne lui convient guère. Je réalise que l’accouchement a dû être bien difficile, car elle ne les a pas encore foutus dehors. Je la connais bien, ma fille ; je leur donne cinq minutes avant que tout ce beau monde soit viré de la chambre. C’est une lionne, ma fille.

 

Quel dommage que ce petit bout doive porter le nom de son imbécile de père ! Ce n’est déjà plus son bébé qu’il regarde, mais un fantasme. Il le décrit et l’imagine avec de grands discours, accompagnant le tout de nombreux moulinets de bras inutiles. Député, poète, musicien, révolutionnaire… Il est si pris par ses doux rêves qu’il paraît oublier d’où il vient, même où il se trouve. Car il faut être honnête ; cet enfant a bien plus de chance de devenir un bon à rien et de grossir les rangs des alcooliques notoires de Dublin. Ah ça, non, bien qu’elle n’ait pu garder mon nom, je ne regrette pas d’avoir eu une fille. On peut en être certain, elles ne finissent pas aussi mal que nous autres.

 

Pádraig Orson. Paddy Orson. Un si grand nom à porter sous l’Union Jack, pour un si petit bonhomme… À croire que cet idiot de gendre veut le voir en martyr, en plus de tout le reste. Quelle triste époque, pour naître sur notre vieille Irlande ! Malgré les rires, la musique et la joie qui entoure cette naissance, malgré toutes ces pitreries et plaisanteries… Comment avoir de l’espoir ? Comment être, dans ce pays où l’on ne peut rien ? Alors que nos richesses sont spoliées, nos emplois retirés…

 

Mais ma Lily, elle a réponse à tout. Elle me dit d’arrêter d’écrire et de le regarder dans les yeux. Elle me dit de poser le stylo, d’oublier de réfléchir, et que la solution se trouve en lui. Elle m’a dit que l’on pouvait voir dans ses yeux la frontière de l’Autre Monde, et sur ses joues rouges le baiser des Voisines. Je vais donc essayer…

 

Dieu sait qu’il faut toujours écouter les femmes. Ils n’étaient pas si idiots que ça, les autres avec leurs Uilleann pipes. Quand on le regarde brailler, celui-là, on entend des choses. Dans ses yeux, on voit le bleu des mers d’Irlande. J’ai touché sa main et… pardon ma fille, mais j’ai repris le stylo. Mais cette fois-ci, j’ai l’inspiration.

 

À mon petit-fils, Pádraig Orson. Je n’écrirais pas plus dans ce cahier, je t’en ferai le cadeau quand l’heure viendra. Mais dans le temps qu’il me reste, je souhaite te montrer ce que j’ai entendu de toi ce jour-là. En espérant que bientôt, ces pages seront remplies de tout ce que tu auras à offrir. Ta mère a raison, il y a dû avoir une petite fée invisible qui a posé sa main sur son ventre et qui t’a accordé un don. Je pense que tu auras la possibilité de voir ce que nous autres avons perdu, oublié dans nos rues crasses. Et que ces feuilles vides te soient bien plus utiles qu’à moi !



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